19.
– Je ne peux plus attendre, dit Abdel Jalil. Il faut que j’aille sur place m’expliquer avec Chourahbil. Le recomplètement qu’il m’avait promis traîne en longueur. Impossible de travailler dans des conditions pareilles. Le mois de Ramadan approche, et ce n’est pas avec cinquante combattants que j’empêcherai ces fumiers de renégats d’observer le carême en paix.
Il rajusta sa tunique afghane, décrocha son fusil mitrailleur et posa ses serres de rapace sur l’épaule de Nafa :
– Je te confie la katiba. N’entreprends rien en mon absence. Nos hommes sont claqués. Je serai de retour sous huitaine.
– Tu as besoin d’une escorte ?
– Pas la peine. Je prendrai Haridala et Doujana avec moi. Ils valent bien une saria. Mon épouse m’accompagnera.
– Que Dieu vous protège.
Abdel Jalil vérifia ses chargeurs, machinalement, sortit de la casemate. Handala et Doujana attendaient sur le sentier, une mule chargée de présents à l’attention de Chourahbil. Zoubeida était en treillis, rayonnante comme une reine amazone. Son regard traqua celui de Nafa sans le rattraper.
– Bon, dit Abdel Jalil, au revoir Inutile de fatiguer les hommes. Pas d’extravagance avant mon retour. J’espère rentrer avec une section supplémentaire. Sinon, je ne vois pas comment nous allons honorer nos engagements durant le mois sacré.
– Entendu, émir.
– Encore une chose : tâche de veiller au grain. Une désertion est vite arrivée.
– Ça n’arrivera pas.
Il rejoignit sa femme et invita ses deux compagnons à les devancer.
Le soleil déclinait ; l’ombre tentaculaire des arbres se préparait à accueillir la nuit. Dans les bois, un coucou se moquait d’un merle. Nafa regarda s’éloigner son chef. Zoubeida se retourna. Ses yeux ensorceleurs lui dirent adieu. Il sourit. C’était la première fois qu’il souriait à la femme d’un émir et se demanda s’il n’y avait pas là un signe de mauvais augure.
Deux jours après, l’opérateur-radio lui signala qu’Abdel Jalil était blessé. Nafa prit une escorte, un infirmier et se porta au secours de son supérieur. Il le trouva étalé sur une couverture, à l’intérieur d’une bicoque abandonnée, une vilaine plaie au ventre.
– Nous avons vu une maison isolée et nous avons décidé d’y passer la nuit raconta Zoubeida. Au moment où nous avons poussé la porte, une femme nous a tiré dessus. Abdel Jalil a reçu la décharge de chevrotines à bout portant.
L’infirmier ausculta le blessé, pessimiste. Il nettoya la plaie, la pansa et conseilla à Nafa d’évacuer d’urgence l’émir vers le camp. Abdel Jalil lutta contre la mort avec l’énergie du désespoir. Couché en travers de la mule, il tremblait de fièvre et délirait. L’hémorragie le saignait à blanc.
On le transporta dans sa casemate et on le confia à l’infirmier.
L’opérateur-radio informa Nafa que Chourahbil était encerclé et qu’il ne lui était pas possible de dépêcher un nédecin.
– Ça ne fait rien, dit Abdel Jalil.
Juste avant de rendre l’âme, il ajouta :
– Purée ! Abdel Jalil tué par une femme. Même au paradis, j’en serai affecté.
On l’enterra au pied d’un olivier solitaire, en haut d’un tertre. L’imam Othmane le pleura à chaudes larmes et fit le serment d’ériger, à l’endroit où reposait le martyr, un monument où viendraient se recueillir les écoliers du futur État islamique.
Chourahbil déplora la perte de son cousin et exhorta la katiba à être digne de son sacrifice. En attendant la nomination d’un nouvel émir, il chargea Nafa d’assurer l’intérim.
– Pourquoi l’intérim ? protesta Zoubeida. La katiba te revient de droit
L’opérateur-radio, qui venait d’apporter les instructions zonales, baissa la tête.
Zoubeida le pria de se retirer et de la laisser seule avec Nafa.
– Tu aimerais que quelqu’un d’autre vienne te damer le pion, et peut-être te reléguer au rang de simple mouqatel[6] ?
– Que veux-tu que je fasse ? C’est Chourahbil qui décide.
– Rappelons-le et disons-lui qu’il est inutile de chercher un chef puisqu’il est sur place.
– Il nous accusera de mutinerie.
– Ne te laisse pas marcher sur les pieds. Ils finiront par t’étaler à ras le sol.
– N’insiste pas. Je ne tiens pas à être dans leur collimateur.
Zoubeida s’approcha de lui, plus troublante que jamais. Elle lui posa la main sur l’épaule, glissa, l’un après l’autre, ses doigts vers son cou, caressa sa barbe.
Nafa se détourna.
– Ne me cache pas le bleu de tes yeux, lui murmura-t-elle. Tu es en train de me confisquer la couleur du ciel que je préfère.
– Je t’en prie, s’embrouilla Nafa. Abdel Jalil n’est mort que depuis une semaine.
– Les morts n’ont pas la notion du temps.
Nafa sentit un souffle naître dans son ventre. Quelque chose, en lui, vacilla. Un instant, il eut envie de saisir la main sur sa barbe et de la porter à ses lèvres. Il se ressaisit, repoussa la veuve et s’enfuit.
Allongé sur sa paillasse, les yeux rivés sur le lumignon de la lampe à pétrole, Nafa n’arrivait pas à se défaire des brûlures qu’avait laissées la main de Zoubeida sur son cou. La sabaya[7] avait beau lui masser les jambes avec application, c’était la main de ta veuve qui l’habitait. Ses chairs en frémissaient, et le souffle ardent né dans son ventre quelques heures auparavant se transformait en feu. Dans l’espoir de l’atténuer, il porta son attention sur la sabaya, une adolescente enlevée au cours d’une expédition punitive et qu’il avait déflorée lui-même. Elle était belle, avait les seins fermes, les hanches pleines et, bien qu’il la possédât toutes les nuits, ni elle ni les autres sabaya n’avaient déclenché, chez lui, un désir aussi impérieux que celui provoqué par ces doigts fureteurs sur son épaule, son cou et sa barbe. Zoubeida l’avait toujours fasciné. Il rêvait d’elle depuis qu’il l’avait entrevue, un matin, à Sidi Ayach.
La tenture de la casemate s’écarta, et, comme par enchantement, elle entra. Nafa se redressa avec une promptitude telle que sa tête heurta une poutrelle.
Zoubeida toisa la sabaya. Les mains sur les hanches, elle la chassa. L’adolescente attendit que son maître la congédiât.
– Casse-toi, lui dit-il.
Elle se leva et sortit dans la nuit. Zoubeida croisa les bras sur sa poitrine. Ses yeux insoutenables balayèrent le taudis, s’attardèrent sur la lampe à pétrole, ensuite, immenses, ils couvèrent ceux de l’émir.
– Depuis le temps que tu guettes ma silhouette en secret, voilà que tu me fuis maintenant que je suis libre.
– Je ne te fuis pas.
– Alors, récite la fatiha.
– Pourquoi ?
– Je veux être ta femme légitime.
– Tu ne crois pas que c’est un peu tôt ?
– Nous sommes en guerre. Nul ne peut prévoir ce qui va se passer demain… À moins que tu ne veuilles plus de moi.
– Moi ?
– Dans ce cas, qu’attends-tu pour lire la fatiha ? dit-elle en déroulant sa ceinture d’un geste langoureux.
Nafa joignit les mains, la paume tournée vers le haut, et récita la fatiha. Il grelottait comme un enfant.
Zoubeida secoua sa longue chevelure qui dégringola derrière son dos et se mit à dégrafer sa veste. Ses seins imposants asséchèrent la gorge de l’homme.
– Dis-moi que je te plais, mon époux.
– Tu me plais.
– Dis-moi que tu me veux.
– Je te veux.
– Éteins la lampe.
– Je préfère te contempler avant.
Elle s’agenouilla, retroussa sa soutane, effleura du bout des lèvres les jambes duveteuses et remonta, cran par cran, les cuisses musclées et frissonnantes.
– Tu m’as plu dès le jour où tu es arrivé à Sidi Ayach, lui susurra-t-elle. Tes yeux bleus m’ont émerveillée. Je n’ai survécu que pour m’y baigner, une nuit, avec, pour clair de lune, l’éclat de ton sourire.
Nafa éteignit la lampe.
Ce fut la plus belle nuit de sa vie.
– J’ai beaucoup réfléchi, lui dit-elle en lui picorant les lèvres. S’il doit y avoir un émir, pour la katiba, ce sera toi. Il n’est pas question d’y renoncer. Nous allons leur clouer le bec. Il suffit de le vouloir, chéri. Veux-tu être émir ?
– Je le veux.
– Très bien. Il ne nous reste qu’à accomplir quelque chose qu’ils ne seront pas en mesure de contester, ou de déprécier. Quelque chose de retentissant, qui les soufflera comme un ouragan. Ne m’interromps pas. Si tu veux aller de l’avant, écoute-moi.
– Je t’écoute.
– On dit qu’Abou Talha[8] adore les massacres collectifs, que son bonheur se mesure au nombre de victimes. Eh bien, il va être servi… Chut ! J’ai une idée là-dessus. Je comptais en discuter avec Abdel Jalil. Aujourd’hui je te la soumets. Tu connais le village de Kassem ?
– Celui de l’AIS ?
– Tout à fait. Il a refusé les armes que lui ont proposées les taghout. Il croit les boughat en mesure de le protéger. Ce qu’il ignore, c’est que nous allons le gober d’un coup.
– Il y a une caserne à moins de quinze kilomètres.
– Les militaires n’interviendront pas. Ils savent le village intégriste et s’en méfient depuis les deux embuscades qu’ils y ont essuyées. Même alertés à temps, ils soupçonneront le piège et ne pourront rien faire avant le lever du jour.
– Continue, tu m’intéresses.
– J’ai un plan imparable. Nous allons massacrer cette vermine. Et lorsque Abou Talha apprendra que le village de Kassem a été rayé de la carte, il voudra savoir qui est le magicien à l’origine du tour de passe-passe. Et là, mon chéri, je ne serais pas étonnée de te voir chapeauter la zone entière.
– Tu le penses vraiment ?
– J’en suis certaine.
Elle l’embrassa tendrement sur la bouche :
– Je ferai de toi un zàim[9], une figure charismatique du djihad. Et au jour de la victoire, je serai à ton côté pour conquérir d’autres espaces. Dans la vie, mon émir, il faut oser. Le monde appartient à ceux qui vont le chercher.
Nafa se hissa sur un coude, reposa sa joue dans le creux de sa main de manière à surplomber le visage splendide de sa femme :
– Parle-moi maintenant de ton plan, chère merveille. Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me dit que le village de Kassem va beaucoup nous manquer.
Après la prière de l’aube, Nafa somma Abou Tourab de rassembler les hommes pour une mission capitale.
– On en laissera combien pour la protection du camp ?
– Aucun.
– Dans ce cas, que fait-on des sabaya ?
– Égorge-les.
Kassem n’aurait pas dû jeter son dévolu sur cette colline teigneuse perdue au fin fond des forêts. Oublié des dieux et des hommes, il allait payer très cher son ascèse. C’était un hameau misérable, aux masures rabougries jetées pêle-mêle au milieu des champs, sans allées, sans même une mosquée ; juste un imbroglio de patios se tournant le dos les uns aux autres et qui n’avaient pas grand-chose à envier aux enclos à bestiaux. Des gamins haillonneux jouaient dans les vergers, malgré la pluie et les rafales du vent. Leurs cris se confondaient aux jappements des chiots. Sur l’unique piste fangeuse desservant le douar, un groupe d’hommes tentait de réparer un tracteur. Par endroits, des femmes s’affairaient dans leur cour, la tête dans un torchon. Quelques cheminées fumaient, quelques fenêtres battaient, mais nulle part Nafa ne vit une raison de renoncer à ses projets.
Dans le ciel boursouflé de nuages cuivrés, le soleil du soir refusait de se montrer. Comme si ce qui se préparait ne le concernait pas. Un éclair sanctionna le roulement du tonnerre. La pluie s’acharna sur le lieu-dit, sans l’éveiller à lui-même…
– N’épargnez ni leurs avortons ni leurs bêtes, cria Zoubeida.
Scindée en quatre groupes, la katiba encercla le village. Les paysans, autour du tracteur, n’eurent pas le temps de réaliser leur méprise. Les premiers coups de hache leur fracassèrent le crâne. Les enfants suspendirent leur chahut. Soudain, ils comprirent leur malheur et s’enfuirent vers les gourbis. C’était parti. Plus rien ne devait arrêter la roue du destin. Pareils aux ogres de la nuit, les prédateurs se ruèrent sur leurs proies. Le sabre cognait, la hache pulvérisait, le couteau tranchait. Le hurlement des femmes et des gosses couvrit celui du vent. Les larmes giclaient plus haut que le sang. Les portes frêles des chaumières s’écroulaient sous les ruades. Les bourreaux massacraient sans peine et sans merci. Leurs épées coupaient nette la course éperdue des mioches, brassaient l’âme des suppliciés. Bientôt les cadavres s’entassèrent dans les patios, bientôt le sang rougit les flaques de pluie. Et Nafa frappait, frappait, frappait ; il n’entendait que sa rage battre à ses tempes, ne voyait que l’épouvante des visages torturés. Pris dans un tourbillon de cris et de fureur, il avait totalement perdu la raison (…) Lorsque je suis revenu à moi, c’était trop tard. Le miracle n’avait pas eu lieu. Aucun archange n’avait retenu ma main, aucun éclair ne m’avait interpellé. J’étais là, soudain dégrisé, un bébé ensanglanté entre les mains. J’avais du sang jusque dans les yeux. Au milieu de ce capharnaüm cauchemardesque jonché de cadavres d’enfants, la mère ne suppliait plus. Elle se tenait la tête à deux mains, incrédule, pétrifiée dans sa douleur.
Dehors, des corps gisaient parmi les carcasses de bêtes éventrées, partout, à perte de vue. Les flammes dévoraient les chaumières, éclairaient l’arène pour nous en mettre plein la vue. L’odeur de crémation ajoutait au drame une touche d’apocalypse. C’était dantesque certes, mais c’était écrit.
Assis sur une roche, l’imam Othmane pleurait.
– Si rien ne mérite d’égards à tes yeux, dis-toi que c’est parce que tu ne vaux pas grand-chose, psalmodiait-il.
– Qu’est-ce que tu radotes ?
Il montra le hameau en feu d’une main horrifiée :
– Notre chef-d’œuvre se passe de commentaire.
– Nous sommes en guerre.
– Nous venons de la perdre, émir. Une guerre est perdue dès lors que des gamins sont assassinés.
– Debout.
– Je ne peux pas.
– Lève-toi, c’est un ordre,
– Je ne peux pas, je te dis.
Je braquai mon pistolet sur lui et je l’abattis.
Nous nous engouffrâmes dans les forêts, marchâmes une partie de la nuit et observâmes une halte dans le lit d’une rivière. Et là, en écoutant le taillis frémir au cliquetis de nos lames, je m’étais demandé à quoi rêvaient les loups, au fond de leur tanière, lorsque, entre deux grondements repus, leur langue frétille dans le sang frais de leur proie accrochée à leur gueule nauséabonde comme s’accrochait, à nos basques, le fantôme de nos victimes.
Le lendemain, probablement abasourdis par leur propre barbarie, six de mes hommes nous faussèrent compagnie.
Nous ne revîmes jamais plus notre camp.
Une escouade de l’AIS nous tomba dessus dans une clairière. L’affrontement dura des heures. Nous dûmes décrocher.
Plus loin, deux hélicoptères nous rattrapèrent sur une crête, nous y fixèrent jusqu’à l’arrivée des taghout. Je sacrifiai une saria pour sauver le reste.
Quand nous atteignîmes les hauteurs de notre zone vie, nous vîmes d’épaisses fumées s’échapper du camp où d’autres soldats avaient débarqué.
Nous nous rabattîmes sur une bourgade pour nous ravitailler en vivres et en eau potable. Des gardes communaux nous accueillirent avec une furie absolue.
Pareils à des chacals traqués, nous errâmes dans les bois, jour et nuit, incapables de trouver une brèche par laquelle nous soustraire à la toile ennemie.
Chourahbil m’appela par radio :
– Ça fait des jours que j’essaye de te joindre. Où es-tu ?
– Je ne sais pas.
– Qu’est-ce que c’est que cette armada dans ton secteur ?
– Elle est après moi.
– Que s’est-il passé ?
– J’ai attaqué le hameau de Kassem.
– Quoi ? C’était donc toi ? Quelle mouche t’a piqué, qui t’en a donné l’ordre, espèce d’âne ? Tu as osé transgresser mon autorité. Tu te crois où ? Je t’avais dit d’attendre l’arrivée du nouvel émir. Par ta faute, il s’est fait tuer en route. Qu’est-ce que tu cherchais à prouver, imbécile ? Tu voulais brûler les étapes, c’est ça ?
– J’ai cru saisir une opportunité.
– Imbécile. Quelles sont tes pertes ?
– Importantes.
– Je veux des chiffres.
– Vingt et un morts, sept blessés et six disparus.
– Ah non, ce n’est pas possible. Tu ne peux pas me faire ça. Pas à moi. Pas maintenant. C’est un coup fourré. Une trahison. Je ne te la pardonnerai jamais. Je veux te voir au PC tout de suite, tout de suite, tout de suite…
L’opérateur-radio blêmit.
C’était déjà mon fantôme qu’il voyait.
– Ne te laisse pas abattre, me dit Zoubeida impavide.
– C’est de ta faute.
– Nous avons pris nos responsabilités. Assumons-les. C’était un bon plan. Sans ces salopards de boughat, nous aurions quitté la région à temps. Et puis, nous n’avions pas prévu la défection de nos hommes. Ce sont eux qui nous ont trahis. Nous avons perdu une manche, pas la partie.
Sa froideur me terrifia.
Elle me prit à part et me confia :
– Abdel Jalil a amassé une fortune au temps où il conduisait la saria itinérante. Je sais où il l’a cachée. Il y a assez d’argent et de bijoux pour former notre propre katiba.
– J’irai voir Chourahbil. Je lui expliquerai.
– Il le liquidera, de toutes les façons. Je t’en prie, ne perds pas le nord. Le butin de Abdel Jalil est inestimable. Nous aurons de quoi mettre sur pied deux ou trois saria.
– Chourahbil nous anéantira.
– Alors, retournons à Blida ou à Alger. Avec notre argent, nous achèterons des planques et nous lancerons nos groupes à l’assaut des ministères.
– Tais-toi. Pour I’amour du ciel, laisse-moi remettre de l’ordre dans mes idées.
Je m’étais isolé dans une grotte toute la nuit.
Au matin, mes hommes s’étaient volatilisés. Certainement informés, par l’opérateur-radio, des menaces de Chourahbil, ils avaient choisi de rejoindre le PC zonal sans moi. Eux n’avaient rien à se reprocher.
Il ne restait que Handala, son jeune frère était asthmatique et il tenait à le ramener à la maison ; Ali et Rafik, des cousins qui nous avaient rejoints depuis peu et qui n’arrivaient pas à s’acclimater ; Doujana, chef de saria dont la tête risquait de tomber avec la mienne ; et Zoubeida.
– Ainsi, Abou Tourab, mon meilleur ami, m’a abandonné.
– Il n’est pas parti, me dit Zoubeida. Il est quelque part, derrière le tertre, là-bas.
Abou Tourab était adossé contre un arbre et lançait des cailloux dans une touffe d’herbes naines. Ces gestes étaient ceux d’un homme qui se laissait aller.
Je m’accroupis en face de lui.
Il refusa de me regarder et continua de jeter ses cailloux dans une autre direction.
– J’ai cru que tu étais parti.
– Où veux-tu que j’aille ?
– Rien n’est encore perdu.
– Ce n’est pas ce que je crois.
– Nous allons retourner à Alger. Zoubeida m’a parlé d’un trésor caché. Dès que nous l’aurons récupéré, nous rentrerons chez nous. Nous achèterons des planques et nous formerons une équipe bien à nous.
Il me considéra d’un œil méprisant.
– C’est tout ce que tu as dans le crâne : continuer le combat.
– Il n’est pas fini.
– Pour moi, il l’est.
– Tu comptes te livrer ?
– Aux taghout, aux chiens qui ont fait de moi un monstre ? Jamais. Je me débrouillerai pour avoir des papiers et foutrai le camp de ce pays. Ce n’est plus le mien.
– Tu n’es pas sérieux.
– Je ne l’ai jamais été. Mais cette fois, si.
– Tu as une idée sur ta destination ?
– Je verrai. Pour le moment, je ne suis pas encore sorti de l’auberge.
– Nous allons continuer le combat, Abou Tourab. L’État islamique est pour demain.
– Wahm ! Chimère ! Regarde autour de toi. Le Temple est en ruine et le peuple ne veut plus entendre parler de nous. Nous sommes allés trop loin. Nous avons été injustes. Des bêtes immondes lâchées dans la nature, voilà ce que nous sommes devenus. Nous traînons des milliers de spectres en guise de boulet, nous gangrenons tout ce que nous touchons. Nous ne valons plus rien. Personne ne veut de nous. Même en enfer, les damnés et les démons vont manifester pour exiger du bon Dieu de nous transférer dans un enfer aux antipodes du leur.
– Ne blasphème pas.
– C’est fou comme tu as changé, Nafa. L’ambition t’aveugle. Tout ce qui brille est or pour toi. Tu veux être choyé, vénéré, redouté comme eux.
Je me redressai :
– Je t’interdis de me parler sur ce ton. Je devrais te décapiter.
– Qu’est-ce qui t’en empêche ?
Je me ressaisis :
– Tu es le seul allié qui me reste.
– Tu vois ? Tu ne penses qu’à toi.
Nous avons ramassé le peu de choses que les autres nous avaient laissé et nous avons marché à perdre haleine. Cernés, livrés à nous-mêmes, nous avancions sur des tessons tranchants. Il nous fallait quitter le territoire de Chourahbil au plus vite. Zoubeida nous guidait, leste comme une Indienne. Nous nous reposions le jour et nous reprenions la route le soir, par bonds précis, en contournant les endroits susceptibles de cacher une embuscade. Parfois, un craquement anodin nous immobilisait des heures durant. Nous reniflions l’air à la manière des fauves, à l’affût d’une odeur suspecte. Après une semaine de marche forcée, titubant de faim et de soif, nous attaquâmes une ferme à la recherche de nourriture.
Au soir du huitième jour, Chréa nous ouvrit les bras. Quel fut notre bonheur en contemplant les lumières de Blida, de la civilisation. Enfin, nous sortions de la nuit des temps. Les immeubles, minuscules au pied des montagnes, nous semblèrent plus hauts que la tour de Babel. C’était une vision féerique, tellement incroyable que nous avions l’impression, malgré la distance d’entendre vrombir les voitures.
Nous dormîmes à la belle étoile.
Cette nuit-là, j’ai rêvé de mon père…
– Nafa, me secoua Abou Tourab.
Le jour s’était levé. Le ciel était bleu, et la montagne souveraine. Abou Tourab, lui, grimaçait de dépit :
– Zoubeida a disparu.
Nous l’avons cherchée toute la matinée. Nous n’avons trouvé que son sac, abandonné dans un repli de rivière, avec son treillis et ses espadrilles.
– Il y avait, sans doute, une tenue civile là-dedans. Elle s’est changée et s’est taillée, grogna Handala.
– Elle nous a appâtés avec son histoire de butin pour que nous l’escortions jusqu’ici à proximité de la ville. Elle doit être loin, maintenant.
– Qu’elle aille au diable ! criai-je.
Mais personne ne me crut.
Pas question de retourner à Alger dans l’état où nous étions. Les forces de sécurité nous repéreraient sans coup férir. Nous avions besoin de nous raser et de nous débarrasser de nos tuniques afghanes. Nous localisâmes une maison isolée. Il y avait une glace, sur une armoire. Je faillis m’enfuir en m’y voyant. J’étais choqué. Je ne me reconnus pas. Mon reflet n’avait rien d’humain. Cétait celui d’une bête échappée d’une imagination tourmentée.
Nous rasâmes nos barbes, coupâmes nos cheveux et prîmes un bain dans un abreuvoir. Nos joues trop blanches tranchaient sur nos visages brûlés. Alger patienterait. En attendant de retrouver figure humaine, nous dressions de faux barrages éclairs sur les routes secondaires pour délester les voyageurs de leur argent, de leurs bijoux et de leurs vêtements. Nous avions volé un téléphone portable, aussi. Au cours d’une descente de cette nature, une grosse voiture nous attira. Un homme finissait de changer une roue. Au moment où il retira le cric, il nous découvrit autour de lui. Éberlué, il leva les mains en l’air en reculant
C’était un Noir gigantesque, carré comme un ring, avec un nez défoncé et un front de lutteur.
– Le monde est petit, lui dis-je.
Il écarquilla les yeux.
– Nafa ?
– En chair et en os, Hamid. Qu’est-ce qui te prend de rôder dans ces parages à une heure pareille.
Il s’est demandé s’il pouvait baisser les bras ou pas.
Je ne l’ai pas aidé.
– Nous revenons des funérailles de Mme Raja. La pauvre femme est morte, hier. Elle avait émis le vœu d’être enterrée dans son village natal.
– C’était une dame bien.
Il y avait un homme assoupi à l’intérieur de la voiture.
Avec la crosse de mon pistolet, je cognai sur la vitre pour le réveiller.
– Ce sacré Junior, ricanai-je. Toujours à se faisander.
– Il a très mal accusé le coup, tenta de m’attendrir Hamid.
J’ouvris la portière et arrachai Junior de son siège. Il s’affola, battit des mains et des paupières, mal réveillé, et pâlit sous le canon de nos armes. Son haleine avinée m’assomma.
– Où sommes-nous ? balbutia-t-il. Où tu m’as foutu, Hamid ?
Puis, prenant conscience de la gravité de la situation, il leva les mains en l’air.
– Ne me tuez pas, je vous en supplie.
– C’est moi, Nafa. Tu ne te souviens pas de moi ?
Ses sourcils s’effacèrent presque. Il se souvint enfin de moi et ne sut pas s’il devait s’en réjouir ou trembler.
Lui, non plus, je ne l’aidai pas.
– Tu vas nous tuer ? s’enquit Hamid.
– Je vais me gêner.
Junior chavira, s’accrocha à la portière.
– À genoux, lui dis-je. Ce soir, le patron, c’est moi.
– Je t’en conjure, Nafa. Nous avons été amis, autrefois. Rappelle-toi le bon temps qu’on s’est payé.
– Lequel ? Celui où ce fumier m’en faisait baver, où je n’étais qu’une serpillière pour lui, un paillasson sous ses bottes ?… À genoux.
Junior se redressa brusquement.
– Pas question.
– Fais ce qu’il te demande, le supplia Hamid.
– Que non. Un Raja ne s’est jamais prosterné devant qui que ce soit.
– Il ne sait pas ce qu’il dit, m’implora Hamid. C’est le chagrin…
– À genoux, fils de chien.
Junior s’obstina :
– Tu m’en demandes trop, là.
– Ne fais pas le con, s’affola Hamid.
– J’ai peut-être un verre de trop dans le nez, mais je tiens sur mes jambes. De toute façon, ils vont nous charcuter. Ce ne sont que des terroristes assoiffés de sang. Ils ne savent rien faire d’autre que tuer. Si mon destin s’arrête ici, autant mourir debout.
Je le giflai.
Il chancela. Sans tomber.
– Sûr que tu vas crever, Bébé Rose. Mais avant, je te jure que tu vas ramper, lécher mes bottes et me supplier de t’achever.
– N’y compte pas.
– Il ne sait pas ce qu’il dit, sanglota de rage Hamid. Son chagrin l’étourdit.
– Je suis lucide, kho. Tu aimerais vivre dans un bled où des gueux de cette espèce se prennent pour des conquérants ?
– Ta gueule, hurla Hamid.
Junior pivota vers son garde du corps, bourré comme une pipe, le doigt vague et la voix pâteuse :
– C’est à un Raja que tu causes. (Se retournant vers moi.) Je ne t’ai jamais pris pour une serpillière. Tu étais chauffeur, j’étais patron. C’est la vie. La misère et la fortune ne sont que façades. Chacun porte son malheur en lui. Qu’il soit vêtu de soie ou de rosée, ça ne change pas grand-chose à son souci. La preuve, ajouta-t-il en écartant les bras. Les pauvres accusent les riches d’être à l’origine de leurs souffrances. Les riches pensent que les pauvres ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ce n’est pas vrai. Le monde est ainsi fait, et ce n’est la faute à personne. Il faut savoir prendre son mal en patience. La Fatalité serait la reine des salopes si elle ne cachait pas son jeu. Le monde ne vaudrait pas le coup s’il ne le rendait pas. On croit savoir, et on ne sait rien du tout. En refusant de l’admettre, on devient fou à lier.
Abou Tourab dégaina son couteau.
Hamid lui envoya son poing dans la figure, le ceintura et, le désarmant, lui mit la lame sous la gorge.
– Faites un geste, et votre copain est cuit. Arrière, arrière…
Je fis signe à mes hommes d’obéir.
– Monte dans la bagnole et file, Junior.
– Je ne te laisserai pas seul avec ces monstres.
– Dégage, bordel. Je me débrouillerai.
Junior grimpa dans la voiture et démarra en trombe.
Abou Tourab suffoquait. Un filament de sang gouttait de son cou.
– Je le l’avais dit, Nafa, me lança Hamid. Junior, c’est ma manne céleste à moi. Je ne laisserai personne le toucher. Arrière…
Il regarda à droite et à gauche.
– Quand je pense que tu as flanqué par terre tes chances pour une regrettable overdose.
Il traîna Abou Tourab jusqu’au bord d’un fossé, le balança dedans et sauta à sa suite. Nous ne pouvions tirer sans atteindre notre compagnon. Hamid en profita pour foncer dans les bois en zigzaguant.
Handala téléphona à son oncle.
– C’est un homme absolument sûr. Il a perdu un fils au maquis. Il nous hébergera le temps d’envisager l’avenir à tête reposée.
Abou Tourab n’était pas d’accord. Mais il n’avait rien d’autre à proposer.
L’oncle de Handala vint nous chercher sur une route, à la tombée de la nuit. À bord d’une camionnette bâchée, il nous emmena dans une cité de banlieue. L’appartement était exigu, au troisième étage.
– Il faut que je fasse un saut chez la vieille, dis-je.
– Attends quelques jours, me conseilla Abou Tourab. On n’est pas encore arrivés.
– Je ne serai pas long.
Puis, à l’oncle de Handala :
– Peux-tu me déposer ?
– Je suis à votre entière disposition.
C’est Amira qui m’a ouvert.
Du moins, ce qu’il en restait.
Ses yeux absents m’ont à peine effleuré.
– Tu as grossi.
C’est tout ce qu’elle a trouvé à dire, après plus de deux années de séparation.
Elle est retournée dans le salon. Décoiffée. Blafarde. Flottant dans sa robe noire. Elle avait beaucoup maigri, elle. Elle n’était que l’ombre d’une sœur lointaine. Elle a croisé les pieds sur un pouf crevé et s’est remise à tricoter. Ce n’était pas dans ses habitudes de tourner le dos. Elle n’était pas normale, Amira.
Le salon était en désordre. Des coussins traînaient sur le sol. Les bancs matelassés n’avaient plus de mémoire. Sur les trois ampoules du lustre, deux ne fonctionnaient pas. Il faisait sombre dans la maison.
– Tu es seule ?
– Je suis seule.
– Où est la mère ?
– Elle n’est pas là.
– Quand va-t-elle rentrer ?
– Elle ne rentrera pas.
Elle continuait de tricoter. En m’ignorant.
Ensuite, d’une voix monocorde, elle récita :
– Elle est partie acheter des sandales à Nora. Une bombe a explosé sur le marché. On n’a retrouvé de Nora que le serre-tête.
Elle tricotait, tricotait.
En reposant les aiguilles, elle sembla étonnée de me trouver encore là.
– J’ai cru que tu étais parti.
Dans la camionnette, je me rendis compte que je n’avais pas demandé des nouvelles de Souad.
– Hé ! Réveillez-vous.
Rafik me tirait du lit.
Handala et son jeune frère étaient déjà debout, médusés, dans le couloir.
Il faisait encore nuit.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Il se passe des choses dans la cage d’escalier, me dit Abou Tourab en tirant son fusil à pompe de son sac.
– Où est ton oncle, Handala ?
– Je l’ignore.
Ali écoutait à la porte :
– On dirait qu’on est en train d’évacuer l’immeuble, chuchota-t-il.
Il essaya de regarder par le trou de la serrure, ensuite par l’œilleton. Un coup de feu, et sa tête explosa.
– Nom de Dieu ! jura Doujana. Nous sommes faits comme des rats.
[1] Houma : cité, quartier.
[2] Da Mokhkess : Tonton l'intègre, sorte de Big Broiher à l'origine de tous les malheurs de l'Algérie.
[3] Moussebel : agent de liaison.
[4] Saria : peloton.
[5] Katiba : escadron.
[6] Mouqatel : combattant, soldat.
[7] Sabaya : Femmes ou filles enlevées au cours de massacres collectifs et de faux barrages. Considérées comme butin de guerre, elles constituent le bordel de campagne des intégristes. Sont systématiquement décapitées ou écartelées dès les premiers symptômes de grossesse.
[8] Abou Talha : Surnom d'Amar Zouabri, émir national du GIA, succéda à Jamal Zitouni, assassiné par ses pairs. Il est à l'origine des massacres à grande échelle et des fatwa contre l'ensemble du peuple algérien.
[9] Zaïm : leader.